POINT DE VUE Mourir de rire, par Ali Lmrabet LE MONDE | 23.06.03 | 13h11 Cela fait maintenant quasiment une semaine que je suis cloué au lit dans la grande pièce du 6e étage de l'hôpital Avicenne de Rabat, qui sert de lieu de réclusion pour les détenus malades de la prison de Salé. Mes jambes ne veulent plus me porter. Je suis entré dans ma septième semaine de grève de la faim et je suis conscient qu'inexorablement et peu à peu les autres parties de mon corps seront envahies par ce mal invisible qui vous empêche de faire ce que bon vous semble avec vos membres. Comme je n'ai droit à aucune autre activité que celle de lire, j'en profite allégrement pour éplucher discrètement les rares journaux qui éclairent ma solitude. Et souvent, je dois le reconnaître, je ris bien. Même si ça peut paraître déplacé de le faire en ces moments dramatiques. Oui, j'ai ri quand j'ai lu que no- tre ministre de l'information, l'ex- communiste Nabil Benabdallah, a déclaré publiquement à Paris, où il était en mission commandée, que je n'étais pas un "journaliste" et que j'étais un "calomniateur" qui avait des comptes à régler avec le régime. J'ai ri parce que ma carte professionnelle pour l'année 2003 est signée par un certain ministre de l'information du nom de Nabil Benabdallah. J'ai ri en me souvenant : le 6 juin, devant la cour d'appel de Casablanca, était poursuivi par un ex-commissaire de police, entre autres pour calomnie, un certain Nabil Benabdallah. Mais monsieur le ministre n'a pas tout à fait tort quand il dit que je ne suis pas un journaliste tel que le conçoit actuellement le régime. C'est-à-dire un professionnel du métier d'informer rompu à l'auto- censure, la servilité, le béni oui-oui, et élevé dans le dogme du verbe "composer" : le mot-clé qui vous évite les problèmes (les machakil, comme on dit au Maroc), les filatures policières, les intimidations téléphoniques, les menaces directes et, quand cela ne suffit plus, la visite du dieu fisc ! Et si vous ne comprenez pas la leçon, les procès à répétition. Mais pas des procès en diffamation ou " calomnie" comme celui de notre ministre, non... Des procès plus lourds, pour "trouble à l'ordre public", "outrage au roi", "atteinte à l'intégrité territoriale du royaume", "atteinte au régime monarchique". Je ris sous cape - pardon, sous drap : je suis sur un lit d'hôpital - quand je me rappelle la tête de l'un de nos dessinateurs quand il a lu l'acte d'accusation. "Ça parle vraiment de nous ?", m'avait-il lancé, inquiet. Incroyable mais marocain : "ça parlait" vraiment de nous. Comme si quelques caricatures et quelques articles humoristiques parus dans deux publications satiriques qui "tournent" grâce au sacerdoce de deux pelés et trois tondus avaient la capacité d'ébranler ce régime qui règne sur la vie et les âmes des Marocains depuis trois siècles et demi. Je ris quand je me remémore le ton qu'a pris le procureur du roi pour demander la peine maximale contre moi. "Le prévenu Lmrabet mérite que s'abatte sur lui tout le poids de la loi parce ce qu'il a commis est d'une gravité extrême." C'est vrai. Ce que j'ai fait est très grave. J'ai criminellement brocardé notre bon vieux régime. J'ai raillé d'une manière irresponsable les mœurs hypocrites et opportunistes de notre classe politique. Enfin - c'est peut-être le plus impardonnable -, j'ai déformé par des caricatures les têtes de nos responsables politiques. Je suis coupable d'avoir introduit la satire et le journalisme humoristique dans une société qui en avait grand besoin. Une société qui en avait marre de pleurer sur ses malheurs et qui avait trouvé dans mes journaux l'occasion de se venger de la classe politique. En riant. Pas en posant une bombe ou en injuriant quiconque. Pour ceux qui nous dirigent, les insultes et la calomnie sont les caricatures et les photomontages qui déforment leur "réalité" : le système répressif qu'ils veulent imposer à 30 millions de Marocains. Ce régime n'accepte pas l'humour comme forme d'expression pacifique ; il a commis l'erreur monumentale de croire que deux publications satiriques et joyeuses étaient en fait un parti politique d'opposition. Comme si Demain Magazine et Doumane allaient accoucher un jour d'un Parti du rire et du progrès. Un parti populaire qui allait piquer leur place. Voilà ! Je ne peux pas aller plus loin parce que mon corps me rappelle à l'ordre. Lui, il ne rigole pas. Il me signale que je n'ai plus la capacité de faire un long effort physique, et écrire avec un style qui en soit un, sans réveiller le mal invisible qui m'empêche de faire ce que bon me semble avec mes membres. Enfin, il reste la certitude, ma certitude : tant que je suis conscient, j'empêcherai le régime de faire de moi un exemple pour mater la presse marocaine indépendante. Et tant que le mal invisible n'a pas envahi mon cerveau, je continuerai à rire de ceux qui m'ont envoyé en taule parce qu'ils croient que je suis un parti politique. Ali Lmrabet, journaliste marocain, directeur de "Demain Magazine" et de "Doumane", vient d'être condamné à 3 ans de prison. Il a commencé une grève de la faim le 6 mai. ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 24.06.03 |
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